Dès la veille, des milliers de fans campent devant les magasins, certains depuis plusieurs jours, espérant être parmi les heureux élus à se procurer l’une des 500 000 consoles disponibles – un chiffre bien en deçà de la demande réelle. Les images de files d’attente interminables, de clients triomphants brandissant leur boîte noire et de revendeurs profitant de la pénurie pour multiplier les prix par trois ou quatre sur eBay font la une des médias. Sony annonce un chiffre d’affaires record de 250 millions de dollars en une seule journée, pulvérisant les performances du lancement de la Dreamcast (97 millions de dollars). Pourtant, derrière ce succès apparent se cache une réalité plus complexe : Sony a délibérément limité les stocks pour entretenir la frénésie autour de sa console.
Les observateurs de l’industrie, comme le souligne IGN, notent que la firme japonaise a réduit de moitié ses livraisons initiales, passant d’un million à 500 000 unités, officiellement en raison de problèmes de production liés à une puce graphique défectueuse. Résultat, la PS2 devient introuvable en quelques heures, et un marché noir florissant émerge, avec des consoles revendues jusqu’à 2 000 dollars – soit cinq fois leur prix de vente recommandé. Pour la plupart des acheteurs, l’argument principal n’est pas les jeux, mais le lecteur DVD intégré, bien moins cher que les platines autonomes de l’époque. Les ventes de films en DVD explosent dans la foulée, confirmant que la PS2 sert avant tout de cheval de Troie pour imposer le format dans les foyers américains.
Un lancement européen chaotique
Un mois plus tard, le 24 novembre 2000, c’est au tour de l’Europe de plonger dans la folie PS2. Le continent, où le gaming est moins ancré qu’aux États-Unis ou au Japon, est ciblé par une stratégie marketing axée sur le DVD plutôt que sur les jeux. En Belgique, en France ou au Royaume-Uni, les stocks s’épuisent en quelques heures, malgré des prix jugés élevés (299 £ au Royaume-Uni, soit environ 450 €). Certains distributeurs, face à la demande, organisent des tirages au sort ou limitent les ventes à une console par client. La situation est particulièrement tendue au Royaume-Uni, où un blocage dans le canal de Suez retarde l’arrivée d’un cargo transportant des milliers de PS2, réduisant les ventes hebdomadaires de 70 000 à 6 000 unités en novembre.
Les médias européens, comme la BBC, dénoncent un "Rip-off Britain" (une arnaque à l’anglaise) et accusent Sony d’avoir orchéstré une pénurie artificielle pour stimuler la demande. En Espagne et dans le sud de l’Europe, où le jeu vidéo est moins populaire, la firme mise davantage sur la fonction DVD pour séduire les familles. Cette approche porte ses fruits : la PS2 y devient un phénomène culturel, bien au-delà du cercle des gamers.
Un line-up de lancement en demi-teinte
Côté ludothèque, l’offre reste maigre. Les titres disponibles à la sortie – FIFA 2001, Tekken Tag Tournament, SSX ou TimeSplitters – sont souvent des portages améliorés de jeux PS1 ou des productions peu ambitieuses, comme FantaVision ou Aqua Aqua. Pourtant, ces lacunes n’entament pas l’enthousiasme du public. Pour une large partie des acheteurs, posséder une PS2 est avant tout une question de statut social : c’est s’offrir un appareil "high-tech", un symbole de modernité, et se préparer pour l’arrivée des futurs blockbusters annoncés.
Ce lancement illustre parfaitement la stratégie de Sony : vendre une promesse avant de livrer le produit. La PS2 s’impose comme un objet de désir, bien avant de convaincre par sa bibliothèque de jeux. Derrière ce raz-de-marée commercial, une question persiste : la console parviendra-t-elle à tenir ses promesses vidéoludiques face à une concurrence qui se prépare (Xbox et GameCube) ?