Les prévisions internes de Sony, qui tablaient sur un million d’unités écoulées en six jours, sont pulvérisées : la demande est telle que les stocks disparaissent en quelques heures, parfois en moins d’une matinée. Les images de files d’attente interminables, de clients triomphants brandissant leur boîte noire et de revendeurs profitant de la pénurie pour gonfler les prix font le tour du monde. Pourtant, cet engouement sans précédent ne repose pas sur les qualités vidéoludiques de la machine, mais sur une innovation majeure : son lecteur DVD intégré.
À cette époque, les platines DVD autonomes restent un luxe, avec des prix oscillant entre 500 et 800 euros. La PS2, proposée à un tarif bien inférieur (environ 400 euros), se positionne comme une alternative séduisante pour les foyers japonais. Résultat, les ventes de films en DVD s’envolent dès le premier week-end. The Matrix, sorti quelques mois plus tôt, devient un best-seller instantané, symbole d’un basculement culturel vers le nouveau format. Pour une large partie du public, la console de Sony n’est pas un simple jouet high-tech, mais un appareil multimédia polyvalent, capable de remplacer avantageusement un lecteur dédié.
Des jeux en demi-teinte, une technologie immature
Si le succès commercial est au rendez-vous, la réalité technique l’est moins. Le line-up de lancement, composé d’une quarantaine de titres, laisse les joueurs sur leur faim. Les productions phares comme Fantavision, Ridge Racer V ou Street Fighter EX3 peinent à convaincre. Certains titres ne sont que des démos techniques habillées, d’autres des compilations de jeux anciens (mahjong, flipper) ou des portages bâclés. Les premiers jeux "next-gen" souffrent de problèmes récurrents :
➤ Temps de chargement excessifs, parfois supérieurs à une minute.
➤ Bugs graphiques et audio : textures qui disparaissent, musiques qui se coupent, modèles 3D déformés.
➤ Instabilité système : des freezes surviennent aussi bien sur les jeux PS2 que sur les titres PS1 joués en rétrocompatibilité, avec un risque de corruption des sauvegardes sur les cartes mémoire.
➤ Crashs aléatoires, y compris lors de la simple lecture de DVD ou de CD audio.
Ces dysfonctionnements révèlent les limites d’un firmware encore immature, mais aussi les difficultés des développeurs à maîtriser l’Emotion Engine, le processeur complexe de la console. Beaucoup d’entre eux, habitués à la PS1 ou à des architectures plus classiques, préfèrent temporiser avant de s’investir pleinement dans des projets ambitieux.
Un autre problème émerge rapidement : une faille dans le système de zonage du lecteur DVD. Des utilisateurs découvrent qu’un simple code permet de déverrouiller la lecture des médias importés, contournant les restrictions géographiques imposées par les studios hollywoodiens. Une aubaine pour les consommateurs, mais un casse-tête juridique et commercial pour Sony, contrainte de réagir. La firme propose un correctif sous forme de CD-patch, à appliquer via la carte mémoire, mais son adoption reste marginale, faute de communication claire.
Une stratégie commerciale à double tranchant
Pour conquérir le marché, Sony n’hésite pas à vendre la PS2 à perte sur certains territoires, misant sur les revenus générés par les accessoires (manettes, cartes mémoire, câbles) et les futurs jeux. Cette approche agressive explique en partie son prix attractif, mais elle crée aussi des tensions dans l’écosystème :
➤ Les éditeurs tiers se retrouvent dans une position délicate : comment justifier des budgets de développement élevés si les consommateurs utilisent principalement la machine pour regarder des films ?
➤ Les pénuries de cartes mémoire (indispensables pour sauvegarder les parties) deviennent récurrentes, frustrant les joueurs et alimentant le marché noir.
➤ Les développeurs, eux, hésitent à s’engager sur une plateforme dont le potentiel reste à prouver, préférant souvent optimiser leurs jeux pour la PS1 ou attendre que les outils de création soient plus matures
Un objet culturel avant d’être une console de jeu
En mars 2000, la PS2 transcende son statut de simple machine à jouer. Elle s’invite dans les salons japonais comme un objet du quotidien, à mi-chemin entre le gadget high-tech et l’appareil électroménager. Les médias généralistes en parlent, les familles l’adoptent, et même les moins passionnés de jeux vidéo s’y intéressent. Pourtant, ce succès apparent cache une réalité plus nuancée : les joueurs "hardcore" restent sur leur faim. Les premiers titres PS2, loin des promesses marketing, peinent à exploiter la puissance de l’Emotion Engine. La faute à une courbe d’apprentissage abrupte pour les studios, mais aussi à un manque d’outils adaptés.
Sony a remporté une première manche en s’imposant dans les foyers, mais le vrai défi commence : transformer cet engouement pour le DVD en un intérêt durable pour sa ludothèque. Les années 2001 et 2002, marquées par l’arrivée de blockbusters comme Final Fantasy X ou Metal Gear Solid 2, prouveront que le pari était gagnant. En attendant, la situation est claire : la PS2 a conquis les salons, mais pas encore les cœurs des gamers.