Sony a positionné ses exclusivités à 69,99 $ dès l'annonce PS5, Microsoft a aligné ses jeux first-party fin 2022, et Nintendo a adopté le tarif sur des cas emblématiques comme Zelda, tout en jurant du cas par cas.
Le débat "c'est trop cher" versus "c'est l'inflation" n'est pas nouveau. Ajustés en valeur réelle, beaucoup de jeux 16-bit et 64-bit coûtaient déjà l'équivalent de 80-120 € d'aujourd'hui. Le prix nominal a moins augmenté que notre mémoire. Cela n'efface pas l'ardoise actuelle, mais nuance la nostalgie des "bons vieux 60 €".
Un signe intéressant : tester les limites comporte des risques. Quand The Outer Worlds 2 a flirté avec un prix de vente à 80 $, le retour terrain n'a pas suivi et le prix a été ramené à 70 $. Le marché a envoyé un signal : au-delà du nouveau palier, l'élasticité revient très vite.
La segmentation de l'offre
Même à 70 €, l'équation ne se ferme pas toute seule. L'industrie segmente donc l'offre selon un triptyque désormais lisible :
Les éditions premium (Deluxe, Ultimate) ajoutent des cosmétiques, des bandes-son, parfois des avantages en jeu. L'accès anticipé est devenu un levier d'engagement récurrent : l'édition Ultimate d'un grand jeu de sport ouvre souvent la porte plusieurs jours avant tout le monde. Les bundles live incluent la Battle Pass de la première saison et des progressions accélérées chez les FPS annuels. On paie le jeu et son lancement de service.
La valeur perçue se construit avant de jouer. Le prix d'appel reste visible, mais la proposition de valeur complète migre vers les étages supérieurs, au point que l'édition standard ressemble parfois à une base technique.
La bascule vers le numérique
L'autre glissement, moins bruyant mais structurant, est le triomphe du digital. Côté PlayStation, la part de téléchargement pour les jeux complets a grimpé autour des trois quarts sur l'exercice clos fin mars 2025. La norme, c'est d'acheter en ligne. C'est cohérent avec la photographie européenne : la majorité des revenus jeu vidéo est digitale, le physique devenant résolument minoritaire.
Les conséquences sont multiples : fin de l'occasion en dématérialisé (on ne revend pas un fichier), remises plus lentes car le détenteur de la plateforme contrôle la vitrine et son calendrier, et frais de plateforme structurants. Les boutiques console prélèvent classiquement une commission conséquente (historiquement autour de 30%), ce qui aiguillonne les éditeurs vers le contenu additionnel à forte marge.
À l'échelle Sony, la photographie 2024/25 confirme la trajectoire : les revenus réseau et l'add-on content pèsent lourd dans le mix, pendant que les ventes hardware ralentissent mécaniquement en milieu de cycle. La plateforme vit de plus en plus de logiciel, de services et d'extensions.

L'inflation des coûts de développement
Côté coulisses, les coûts de développement ont explosé. Les grands patrons le répètent : la densité de contenu, la motion capture, la localisation, le QA multi-plateforme, tout s'additionne. Capcom annonce une hausse sensible de ses investissements R&D d'un exercice à l'autre. Square Enix a revu son organisation en profondeur pour standardiser et réduire les frictions. Même les voix historiques de l'écosystème annoncent la couleur : le modèle AAA actuel pousse à faire plus court ou plus ciblé si l'on veut rester sain.
Les exemples chiffrés abondent : des budgets de production à 100 millions d'euros et plus sur des têtes d'affiche sont désormais mentionnés publiquement, et certains mastodontes dépassent largement ce seuil. Dès lors, le ticket de base plafonné (même relevé à 70 €) ne suffit pas toujours à absorber l'inflation des coûts, le marketing et le support live.
Le centre de gravité : le revenu récurrent
Quand on examine les rapports financiers, la croissance ne vient plus du jeu vendu une fois, mais de tout ce qui prolonge : contenus additionnels, passes de combat, monnaies premium, et abonnements.
Les chiffres sont éloquents : chez EA, les live services représentent environ trois quarts du chiffre d'affaires. Chez Activision Blizzard, l'in-game pèse plus de 60% des net bookings sur 12 mois glissants. Chez Take-Two, la recurrent consumer spending avoisine 80% des bookings selon les derniers exercices.
Côté plateformes, les abonnements montent aussi en gamme : PlayStation Plus a augmenté ses tarifs annuels fin 2023, Game Pass avait déjà resegmenté ses offres et relevé les prix en 2024, en réservant les sorties day-one aux paliers supérieurs. Le message économique est limpide : faire du revenu qui revient.
Un exemple récent illustre cette tendance : en octobre 2024, Microsoft a augmenté le prix de son abonnement Xbox Game Pass Ultimate, justifiant cette hausse par l'ajout de nouveaux jeux et de fonctionnalités supplémentaires. Un an plus tard, le constructeur remet ça en doublant cette fois le prix de son abonnement ultimate. Cette décision reflète la stratégie des constructeurs de maximiser les revenus par joueur, même au risque de mécontenter une partie de leur base.
La ligne de flottaison du "jeu complet"
Au bout de la chaîne, la définition d'un jeu complet s'est déplacée. Ce n'est pas que les jeux sortent vides par principe, c'est que le 100% s'étire vers une chronologie : jour 1 avec une base solide et des correctifs rapides, semaine 1 avec les premières drops cosmétiques et événements marketing, mois 1-3 avec la saison 1 et le battle pass, année 1-2 avec les DLC narratifs et la roadmap.
Quand c'est bien fait, on paie moins souvent et mieux : une grande extension à forte densité, un pass vraiment généreux. Quand c'est mal calibré, on a l'impression d'un peeling tarifaire où l'on rachète la même promesse.

Nuances nécessaires
On peut et on doit nuancer l'idée d'une tonte organisée. Rapporté aux heures de jeu, le coût par heure d'un AAA moderne reste souvent compétitif face aux autres loisirs. Les hausses de 60 à 70 € se lisent aussi comme un rattrapage après une décennie de prix faciaux figés.
Les choix de consommation sont plus larges qu'avant : indés ambitieux à 20-40 €, AA solides, remasters bien placés, free-to-play honnêtes. Le plein tarif coexiste avec un écosystème beaucoup plus granulé qu'en 2010.
Le retour de bâton marché existe : quand une hausse déconnecte la valeur perçue, le public freine net. Les tentatives les plus agressives servent de garde-fou. Mais ces garde-fou ne sont que temporaire: si en 2024 The Outher Worlds 2 est vite passé de 80$ à 70$, en 2025, Nintendo peut sortir un Mario Kart World à 90€ en version physique sans que cela ne soit un frein dans la dynamique de vente.
Mais la thèse principale reste solide : avec un marché console arrivé à maturité et un panier digital dominant, la croissance s'orchestre après l'achat. Non pas parce que l'industrie aime tondre, mais parce que son coût fixe et son profil de risque l'y poussent, et parce que les plateformes favorisent mécaniquement les revenus prolongés.