Cette mutation atteint son apogée avec Kinect, périphérique présenté comme une révolution technologique capable de transformer l’accès au jeu vidéo. Le succès commercial initial est immense, mais ses conséquences à long terme deviennent plus ambiguës. Ce chapitre analyse cette transition, ses motivations, ses promesses, ses limites, et la façon dont elle prépare — parfois involontairement — les défis de la génération suivante.
1. L’influence de la Wii : une onde de choc que Microsoft ne peut ignorer
Entre 2007 et 2009, la Wii domine largement les ventes mondiales. Son approche accessible, centrée sur le mouvement, conquiert un public familial que ni Sony ni Microsoft n’avaient anticipé. Le succès massif de la console de Nintendo bouleverse les priorités stratégiques de la concurrence.
Pour Microsoft, plusieurs enseignements s'imposent :
➤ la croissance du marché ne vient plus seulement des joueurs traditionnels ;
➤ les usages familiaux représentent désormais un volume immense ;
➤ l’interface gestuelle semble ouvrir un espace d’innovation ;
➤ rester focalisé sur le public “core” limite la croissance potentielle.
Le groupe identifie alors une opportunité : créer une réponse haut de gamme à la Wii, mais en supprimant totalement la manette. L’objectif est double : séduire les familles et conserver l’image d’un constructeur innovant.
2. Birth of Project Natal : la promesse d’une révolution
En 2009, Microsoft dévoile Project Natal, futur Kinect. La présentation impressionne : reconnaissance du corps entier, détection de la voix, suivi des mouvements, navigation dans les menus par gestes, jeux sans contrôleur. Peter Molyneux montre Milo, une démonstration technologique où un personnage virtuel interagit avec l’utilisateur d’une manière jamais vue. L’ambition de Microsoft est claire : dépasser Nintendo, pas seulement l’imiter. Kinect doit rendre le jeu encore plus accessible, tout en donnant à la 360 une dimension futuriste.
Internement, l’enthousiasme est total. Le projet reçoit un budget massif, une campagne marketing dédiée, et une place centrale dans la stratégie long-terme.
Kinect devient, pour Microsoft, un produit phare, presque une nouvelle plateforme.
3. 2010 : l’année où la stratégie bascule
La sortie de Kinect fin 2010 marque un tournant. Le périphérique connaît un démarrage spectaculaire : plus de 8 millions d’unités vendues en 60 jours, un record inscrit dans le Guinness World Records. À court terme, c’est un triomphe. Les familles répondent présentes, les stocks sont régulièrement en rupture, la communication fonctionne à plein régime.
En Europe, les campagnes en centre commercial, les démonstrations publiques et les packs familles séduisent particulièrement. Le mouvement est simple, accessible, amusant. La promesse d’un jeu “sans manette” attire un public nouveau.
Microsoft semble avoir trouvé sa réponse à Nintendo. Et pourtant, ce succès fulgurant va rapidement révéler ses limites.
4. Un catalogue limité : le premier point faible
Contrairement à la Wii, qui avait redéfini son interface comme cœur de son écosystème, Kinect reste un périphérique additionnel. Son adoption par les développeurs dépend donc de deux facteurs :
une base installée solide et une proposition ludique suffisamment riche.
Si le point 1 est atteint, le second pose problème.
La première vague de jeux Kinect — Kinect Adventures, Kinect Sports, Dance Central — remplit son rôle : simples, conviviaux, attractifs. Mais la profondeur ludique reste limitée. Le public familial est volontaire, mais les joueurs historiques restent sceptiques. Le manque de précision du dispositif rend difficile la création de jeux d’action, de plateformes ou de titres nécessitant un contrôle fin.
Certains studios expérimentent des approches plus ambitieuses, mais la détection n’est pas suffisante pour garantir des interactions complexes. La promesse de jeux “core” jouables sans manette ne se matérialise pas.
Entre 2010 et 2012, Kinect devient le pilier central de la communication Xbox. Les conférences E3 lui consacrent de longs segments, de nombreux studios sont réaffectés à la production de jeux Kinect, et l’interface de la console s’adapte pour intégrer le contrôle gestuel. Cette réorientation génère une scission dans le public.
Une partie des utilisateurs “core” de la 360 ressent que la marque délaisse ses racines. Ils avaient adhéré à la console pour son coté hardcore gamer, et soudain, une grande partie des ressources marketing se déploie vers des jeux familiaux, des activités sportives, des expériences multimédia. Ce changement d’orientation altère la perception de la machine.
5. La concurrence réagit, le marché évolue
Pendant que Kinect connaît son ascension, Sony lance le PlayStation Move, une solution plus traditionnelle, centrée sur la précision du mouvement. De son côté, Nintendo prépare déjà la Wii U, avec un gamepad hybride. Les dynamiques du marché évoluent rapidement.
Le public casual, cible principale de Kinect, commence à migrer vers les smartphones et les tablettes, dont l’essor est fulgurant à partir de 2011. Le créneau familial devient moins stable. Le succès record de Kinect n’aboutit pas à une plateforme durable, mais à un phénomène intense et bref.
L’ambition autour de Kinect transforme la structure de Microsoft Game Studios. Plusieurs équipes sont réaffectées au développement d’expériences orientées mouvement ou familiales :
➤ Rare, autrefois studio culte, bascule entièrement vers les productions Kinect, notamment Kinect Sports.
➤ Lionhead est invité à travailler sur Fable: The Journey, une adaptation gestuelle qui divise fortement la communauté.
➤ De nombreux projets core sont repoussés, annulés ou réorientés.
Cette redistribution des ressources affaiblit l’offre historique “core gamer” de la 360, pourtant au cœur de son âge d’or.
6. Le ralentissement progressif : signaux d’essoufflement
À partir de 2012, plusieurs signaux indiquent que la dynamique Kinect atteint ses limites :
➤ la baisse des ventes du périphérique,
➤ le ralentissement de la création de nouveaux jeux Kinect,
➤ la fatigue du public casual,
➤ la difficulté à renouveler l’idée sans manette.
Le modèle économique commence à s’essouffler. La base installée existe, mais la profondeur ludique peine à suivre. De nombreux joueurs reviennent à des expériences plus traditionnelles, tandis que d’autres migrent progressivement vers PC ou PlayStation 3.
7. L’arrivée de la Xbox 360 S : une consolidation tardive
En 2010, Microsoft lance la Xbox 360 S, une révision matérielle plus fiable, plus silencieuse et intégrant nativement le support Kinect. Cette version améliore considérablement la perception de la console et réduit définitivement les problèmes de fiabilité.
Cependant, malgré ses qualités, elle arrive à un moment où la stratégie de Microsoft est désormais orientée vers Kinect. La machine est solide, mais son positionnement global reste ambigu : entre héritage core et ambitions familiales.
La fin de vie de la 360 est marquée par un paradoxe. La console accueille encore plusieurs chefs-d’œuvre : Halo Reach, Gears of War 3, Forza 4, Skyrim, Dark Souls. Techniquement, elle reste une machine extrêmement bien exploitée, mais la dynamique stratégique, elle, s’est déplacée :
➤ Kinect absorbait une part majeure des ressources,
➤ les studios internes étaient recentrés sur la cible familiale,
➤ l’orientation de la marque anticipait déjà la Xbox One.
Cette transition, que Microsoft souhaitait maîtrisée, finit par diluer partiellement l’identité très forte construite entre 2006 et 2010.