Dans un paysage vidéoludique saturé de suites, de remakes et de blockbusters calibrés, certains projets émergent comme de véritables curiosités. Blippo+ fait partie de cette catégorie rare, celle des jeux qui ne cherchent pas à s’inscrire dans une logique de marché mais à proposer une expérience singulière, à la croisée de l’art contemporain et du média interactif. Développé par un collectif atypique (YACHT, Telefantasy Studios, Noble Robot, Dustin Mierau) et édité par Panic, le titre est d’abord passé par la petite console Playdate avant d’arriver sur PC et Nintendo Switch. Un parcours qui en dit déjà long : on n’est pas face à un “produit” traditionnel, mais face à un objet artistique qui joue avec les codes.
Dès les premières minutes, le ton est donné : on ne va pas “jouer” à Blippo+, on va le “vivre”. Plus proche d’une installation artistique que d’un jeu de course ou d’un RPG, le titre prend la forme d’un simulateur de télévision cathodique alien. On y zappe de chaîne en chaîne, on tombe sur des séquences absurdes filmées avec de vrais acteurs, on lit des messages cryptiques sur un télétexte rétro, et on attend de voir ce qui va surgir du flux. C’est à la fois déroutant, kitsch et fascinant.
Scannez le réseau Hertzien pour mémoriser les chaînes disponibles
Univers & conception
Blippo+ se présente comme la retransmission pirate d’une télévision venue d’ailleurs. Concrètement, cela signifie que l’on doit scanner les fréquences, mémoriser les chaînes disponibles et composer avec une qualité d’image volontairement médiocre. Les couleurs bavent, les contours floutent, les parasites s’invitent à l’écran : tout respire la fidélité à l’expérience des vieilles télévisions analogiques. Même le sous-titrage, présenté sous forme de télétexte granuleux, ajoute à cette illusion.
Cette approche technique n’est pas un simple gimmick, mais le cœur de la proposition. Elle situe immédiatement Blippo+ dans une temporalité à contre-courant, une époque où l’on subissait la télévision plus qu’on ne la contrôlait. Le joueur devient spectateur d’un flux qu’il ne maîtrise pas entièrement, et c’est précisément ce décalage qui crée l’expérience.
Une expérience entre art et jeu
Classer Blippo+ dans une case est mission impossible. Le titre emprunte aux jeux vidéo leurs structures interactives – un menu, des canaux à sélectionner, des archives à débloquer – mais il s’éloigne volontairement de toute mécanique ludique traditionnelle. Pas de score, pas d’ennemis à battre, pas de progression au sens classique : ici, le but est de s’immerger dans un flux télévisuel alien et d’en accepter la logique.
L’expérience devient donc hybride : mi-contemplative, mi-interactive. On choisit la chaîne, on décide combien de temps rester sur un programme, on fouille les messages du FemtoFax (un forum interne façon télétexte). Mais au fond, on ne contrôle pas grand-chose. L’essentiel est ailleurs : dans ce que ces séquences déclenchent chez nous. On est dans un projet artistique où le jeu n’est qu’un prétexte à créer une ambiance, une émotion, une réaction.
Dès lors, la question de la “note” devient presque absurde. Peut-on noter une installation contemporaine dans un musée ? Non. On en sort bouleversé, ennuyé, amusé ou perplexe, mais ce ressenti n’appelle pas une mesure chiffrée. Blippo+ sembme s’inscrire exactement dans cette logique : il ne cherche pas à plaire ou déplaire, mais à provoquer.
Humour & interprétation
Là où beaucoup de productions FMV tombent dans le kitsch maladroit ou le nanar involontaire, Blippo+ surprend par la justesse de son jeu d’acteurs. Les séquences sont absurdes, parfois volontairement ridicules, mais jamais mal jouées. On retrouve un humour très british, fait de non-sens assumé, de dialogues pince-sans-rire et de situations incongrues.
C’est cet équilibre qui donne au projet sa saveur : on rit souvent, mais pas parce que c’est raté – au contraire, parce que c’est maîtrisé. Les acteurs portent leurs rôles avec sérieux, même dans les contextes les plus étranges, ce qui renforce l’absurdité générale. On est face à des parodies d’émissions de cuisine, de talk-shows ou de bulletins d’information, mais vues à travers un prisme alien. Familiarité et étrangeté se superposent, créant un décalage comique permanent.
Public & accessibilité
Soyons clairs : Blippo+ ne s’adresse pas à tout le monde. Le public visé est résolument niche. Pour apprécier l’expérience, il faut aimer l’étrangeté, accepter de passer plus de temps à regarder qu’à interagir, et surtout maîtriser l’anglais.
Car si des sous-titres existent, ils sont eux aussi en anglais, et présentés sous forme de télétexte rétro. Autrement dit, la barrière linguistique est réelle et risque d’écarter une bonne partie des joueurs francophones. De plus, les références culturelles – télé cathodique, chaînes analogiques, teletexte – parleront davantage à celles et ceux qui ont connu la télévision d’avant le numérique. Pour les plus jeunes, le concept peut sembler hermétique.
Durée de vie & rythme
Blippo+ se vit en quelques sessions de jeu : comptez entre 6 et 10 heures pour parcourir la majorité des programmes, lire les messages et assembler les fragments de récit. Mais la durée importe peu, tant l’expérience repose sur le ressenti.
Le rythme est volontairement lent. On attend que les programmes se dévoilent, on s’immerge dans les sketches, on prend le temps de fouiller le FemtoFax. Cette temporalité n’est pas un défaut, mais un choix assumé : elle recrée le rapport que l’on entretenait avec la télévision d’autrefois, faite d’attente et de patience. Certains trouveront ça fascinant, d’autres s’ennuieront. Là encore, Blippo+ ne cherche pas à séduire tout le monde.
Points forts
➤ Une proposition unique, inclassable.
➤ Une simulation authentique de la télévision cathodique.
➤ Des séquences absurdes mais jouées avec justesse.
➤ Un humour british qui peut faire mouche.
➤ Un projet artistique qui ose sortir des sentiers battus.
Points faibles
➤ Une expérience de niche, qui peut laisser beaucoup de joueurs sur le carreau.
➤ Barrière de la langue : anglais obligatoire.
➤ Rythme contemplatif qui ne conviendra pas aux amateurs d’action.
➤ Difficile à juger avec les critères habituels du jeu vidéo.
Verdict
Blippo+ n’est pas un jeu comme les autres. Ce n’est même pas vraiment un jeu : c’est une expérience. Une sorte de performance numérique où l’on scanne des chaînes aliens, où l’on s’immerge dans un humour absurde, où l’on accepte de perdre ses repères. C’est une œuvre qui brouille volontairement les frontières entre art contemporain et média interactif, et qui assume son statut d’ovni vidéoludique.
Il serait injuste – et inutile – de le réduire à une note. Car l’art ne se note pas. Blippo+ se vit, se ressent, se digère parfois difficilement, mais il laisse rarement indifférent. Ceux qui accepteront de jouer le jeu, de zapper comme on zappait autrefois sur une télé cathodique, découvriront une proposition unique, drôle, étrange et fascinante. Les autres passeront leur chemin, et c’est normal : tout le monde n’est pas fait pour ce type de voyage.
Au final, Blippo+ ne cherche pas la validation des charts ou des top 10. Il cherche à marquer, à provoquer, à s’inscrire dans cette catégorie rare des expériences vidéoludiques qu’on n’oublie pas, même si on ne sait pas toujours comment en parler. Et rien que pour cela, il mérite qu’on s’y arrête.